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Édition numérique de la collection Deloynes
Apelle au Sallon
Seconde édition ;
revue, corrigée et augmentée.
229 Apelle au Sallon
Le jour où l’on expose au Public les Tableaux de nos Grands-Maîtres, je suis accouru au Louvre avec empressement : je suis entré dans ce Sallon décoré des plus belles Productions de leur génie. Elève d’un Art enchanteur qui fait mes délices, j’étudiois les beautés de leurs Ouvrages, et j’y trouvois pour moi de nouveaux motifs d’émulation. J’aspirois à devenir un jour leur égal ; et sans faire attention à la foule qui m’environnoit, je m’écriai, comme le Corrége à la vue des Tableaux de Raphaël, anche io sono Pittore, Oh moi aussi je suis Peintre. Les regards des Spectateurs se fixèrent sur moi ; je m’apperçus bientôt de ma rêverie, et je vis à mes côtés (2) 30 Un Homme dont la figure étoit notable et gracieuse, dont les yeux vifs et pénétrants paroissoient pleins de chaleur et de vie. Son costume avoit quelque chose d’étranger à notre Nation. Il régnoit dans sa chevelure un certain désordre, dans ses ajustemens une heureuse négligence qui n’ôtoit rien à la noblesse de sa personne.
Il attiroit les regards de la foule ; mais je vis les siens s’arrêter sur moi. Après m’avoir considéré long-tems avec attention, il m’adressa la parole. Jeune homme, me dit-il, oui, vous êtes Peintre ; un noble enthousiasme vous anime ; cette chaleur divine qui seule peut faire les Peintres et les Poètes, a passé dans votre ame : mais la carrière que vous allez parcourir est infinie : l’Art est long, et la vie est courte. Veillez sur vous-même. Prenez garde aux écarts que vous devez éviter ; le faux-goût peut vous égarer ; et si vous le suivez une fois pour guide, vous ne retrouverez plus la route que la belle Nature vous avoit tracée.
Il me prit ensuite à l’écart ; écoutez-moi, continua-t-il ; je puis vous donner des conseils utiles, et vous (3) 231 éclairer sur le mérite des Tableaux exposés dans ce Sallon. Je m’inclinai respectueusement : j’acceptai avec reconnoissance l’offre de ce noble Etranger, et je le priai avec instance de me découvrir son nom et sa patrie.
Votre âge m’intéresse, me dit-il, et cette passion pour les Beaux Arts mérite que je me fasse connoître à vous ; mais je veux demeurer inconnu parmi vos Concitoyens jusqu’au moment où ma mission sera remplie. Vous pourrez leur faire part ensuite de mes instructions, et mon esprit restera parmi vous. Je suis Apelle né dans l’îsle de Cô, en Grèce : la Muse de la Peinture fut toujours ma Déesse favorite ; je ne l’oubliai point dans les bras de la belle Esclave que je reçus des mains d’Alexandre, Mes travaux furent payés par l’Amour ; et le Dieu des Arts, pour prix de mes talens, me donna l’immortalité.
Ce Dieu qui chérit la France autant qu’il est aimé d’elle, qui la voit heureuse et paisible sous le règne d’un Monarque bienfaisant, ce Dieu m’a député vers vous. Il veut connoître par moi les chef-d’oeuvres de vos Artistes, Il veut les encourager, (4) 232 couronner de palmes immortelles ceux qui, toujours amis de la belle Nature, se seront élevés au-dessus des préjugés de leur Nation, des caprices et du mauvais goût. Allez, me dit un jour Apollon entouré de sa Cour, allez aux rives de la France ; ce pays favorisé du Ciel, où la paix vient de ramener l’abondance et les richesses, doit être le centre des Beaux Arts. Examinez à quel degré de perfection ils y sont parvenus, et quels artistes doivent mériter la couronne de l’immortalité. Ramenez aux vrais principes ceux qui s’en écartent. Apprenez-leur à dérober le feu du Ciel pour donner plus de vie à leurs Ouvrages : divin Apelle, les François si semblables aux Peuples de Corinthe et d’Athènes, sont encore dignes de vos leçons.
A ce discours je demeurai quelque tems immobile d’étonnement : grand-Homme, lui dis-je enfin, vous qui fûtes le premier des Peintres, le modèle de toute l’Antiquité, vous paroissez un moment parmi nous. Nous devons en rendre grâce au Dieu des Arts ; mais les Ouvrages de nos Artistes seront-ils dignes de vous? N’enviez rien à la Grèce, me dit-il ; la France a eu ses Zeuxis et ses Phidias. Vous pouvez être encore leurs Émules comme leurs successeurs. Combien d’efforts du moins ne devez vous pas faire pour répondre aux soins paternels de votre Monarque, à ceux du Ministre (i) [ i M, le Comte d’Angiviller.] ami des Arts, qui vous protège et vous encourage ? Jeune’ homme, puisque vous brûlez du désir de vous instruire, parcourez avec moi cette enceinte, examinons ensemble tous ces Ouvrages ; vous prendrez dans chacun ce qu’il y aura de meilleur, et vous formerez un tout qui vous soit propre et qui convienne à votre génie. C’est ainsi que pour faire une beauté parfaite, nous autres Grecs, nous choisissons dans plusieurs Corps les parties les plus régulières et les plus belles, et par une juste harmonie des Membres, nous en formions un tout si parfait, qu’il paroissoit n’avoir eu pour modèle qu’une seule et même beauté.
Apelle jetta d’abord un coup-d’oeil général sur le Sallon, et garda quel- (6) 234 que-tems le plus profond silence. Il examina ensuite chaque Tableau en particulier : il comparoit ensemble toutes les productions d’un seul ou plusieurs Artistes, lorsqu’il pouvoit établir entr’elles quelque rapport dans le genre, dans le sujet ou l’exécution. On peut appliquer aux Arts, me dit-il, la manière des Géomètres qui parviennent par des rapports à de nouveaux résultats. Ainsi, l’homme de génie compare ensemble les idées établies pour en créer de nouvelles.
Le Tableau de M. Ménageot sur la Naissance du Dauphin, attira d’abord l’attention d’Apelle. Cet Artiste, lui dis-je, jouit parmi nous d’une grande réputation. J’osai lui faire remarquer dans son Ouvrage la correction du dessin, la beauté des figures ; mais je n’osai prononcer sur l’économie générale de tout le Tableau ; j’attendois le jugement d’Apelle. Quel est, me dit-il, cet Enfant sur qui réfléchit la lumière principale ? – C’est le Fils de notre Monarque, et l’espérance de la Nation : voyez avec quelle complaisance tous les yeux paraissent se fixer sur lui ! Le sujet doit vous intéresser, dit Apelle ; cet Enfant chéri (7) 235 d’un peuple entier, devoit être frappé par la plus grande lumière ; mais elle devoit avoir plus de chaleur : les objets qui la réféchissent auroient été moins vagues et de couleurs plus vives. Les langes dans lesquels l’Enfant est enveloppé, dérobent à la vue toutes ses formes. N’auroit il pas eu plus de grâce, si une légère draperie jettée avec discrétion les lassoit paroître, si l’on voyait les genoux et les pieds, ou du moins s’ils étoient marqués par des plis? Les attitudes de la femme qui tient l’Enfant entre ses bras, et de celle qui le soutient, sont de mauvaise grâce et de mauvais goût.’ Jeune Homme, me disoit Apelle choisissez toujours vos attitudes dans le goût des Grecs ; c’est dans cette partie que nous avons excellé :nous avons mis tous nos soins à rechercher une beauté parfaite qui nous servit de règle, et nous avons ainsi découvert tout ce qui peut contribuer à la beauté des attitudes.
Remarquez, continua-t-il, ces personnages accablés sous le poids de leurs draperies éclatantes, comme ses étoffes de Tyr. Ne peuvent-elles pas, en attirant les yeux, les détour- (8) 236 ner de l’objet principal? La plus grande partie pouvoit être placée avantageusement dans la demi-teinte : mais le grouppe du peuple que l’on voit dans le bas du Tableau, peut faire honneur à l’Artiste, et ne mérite que des éloges.
Apelle me demanda quels étoient ses autres Ouvrages. Je le conduisis auprès d’Astianax enlevé par les Grecs. Andromaque ne lui parut point assez touchante, ni dans une attitude assez noble. De farouches Soldats, me dit-il, enlèvent son fils; elle perd son tems à les supplier à genoux. Ce n’étoit pas le moment d’employer la prière ; mais de l’arracher, s’il étoit possible, des mains des ravisseurs. L’amour maternel devoit du moins lui inspirer ce courage. L’instant où l’enfant se seroit-trouvé en partie entre les bras de sa mère, en partie dans des mains des Soldats, eût fait frémir le spectateur. Le sujet ainsi disposé l’Artiste auroit pu donner aux traits d’Andromaque une expression plus animée, et s’il eût mis moins de blanc, son coloris auroit eu plus de vigueur.
Nous observâmes ensuite le départ de Priam par M. Vien, Apelle y vit une (9) 237 autre Andromaque, plus intéressante ; mais non plus animée : il ne trouva point assez de noblesse dans les enfans de Priam. Pâris, dit-il, qui tient les rênes des chevaux, ne s’y fait point remarquer par son extrême beauté. Ses yeux furent choqués de ce grand nombre de personnages, tous placés sur un même plan, terminés sur la même ligne sans aucune variété dans leurs positions ; et cette coupe, me dit-il, que tient Hécube pour faire des Libations, et l’aigle qui présage l’heureux succès de Priam, embarrassent le sujet d’incidents inutiles. Le dessin lui parut correct ; mais il ne trouva pas les draperies légères à la manière des Grecs, et le coloris lui parut d’un ton de brique. Apelle avoit examiné les deux Andromaques de MM. Vien et Menageot. Je crus qu’il étoit tems de le conduire auprès de celle de M. David. Aussitôt qu’il l’apperçut il ne put lui refuser les plus grands éloges. Malheur, me dit-il, au coeur barbare qui peut la voir sans en être ému ! La douleur profonde qu’on lit sur son visage doit passer dans l’ame du spectateur ; elle est à son dernier période. (10) 238 il ne lui reste plus de force pour la soutenir. Ses derniers pleurs sont au fond de ses yeux, leur abondance en a tari la source. L’attitude d’Astianax qui lui tend les bras, lui parut très-naturelle et très-touchante. Plus de jeunesse dans Andromaque, ajouta-t-il, l’auroit peut-être rendue encore plus intéressante; mais il n’en admira pas moins l’exactitude du costume, la force du dessin, la bonne disposition des draperies, et la vérité du coloris. Examinez, ai-je dit ensuite à Apelle, une autre Veuve, non moins intéressante, victime d’un préjugé barbare. Je le conduisis auprès des deux Veuves d’un Indien, par M. de la Grenée l’aîné. J’entrai dans quelques détails sur cette horrible coutume de l’Inde. Apelle chercha long-tems l’une des deux Neuves ; il l’apperçut enfin sur un des côtés du Tableau, placée dans la demi-teinte ; je l’aurois pris pour une suivante, me dit - il. Pourquoi deux objets qui intéressent également le Spectateur, ne sont-ils pas dans le même grouppe ? Le bûcher est près d’être allumé. Le moment où l’on prononce en faveur des deux Veuves (11) 239 étoit peut-être le plus intéressant de l’action. La joie pure et tranquille de celle qui triomphe, la jalousie de sa rivale qui se croit deshonorée, auroient formé dans leurs attitudes, dans l’expression de leurs visages,deux caractères opposés, qui loin de se détruire, se seroient fait valoir mutuellement, et la composition de l’Artiste en eût été plus piquante. Cependant Apelle admira dans ce Tableau un grand nombre de beautés de détail ; il loua sur-tout la pureté et la correction du dessin ; mais il trouva la couleur d’un ton trop grisâtre.
Nous étions auprès de Maillard qui tue Marcel : ce Tableau de M.Berthellemy attira les regards d’Apelle. Il y trouva de la chaleur et du mouvement dans la composition, dans l’expression des figures et dans l’exécution : mais il trouva la couleur trop rembrunie ; ce qui peut, me disoit-il, éteindre, obscurcir les traits, et fatiguer la vue à distinguer les objets.
Le Paralytique de M. Vincent, la Femme qui est derrière, et ce qui grouppe avec lui, parurent à Apelle d’une vérité frappante, et d’une grande force de dessin; mais il trouva (12) 240 trop de roideur dans le bras et la cuisse de l’Ange ; il désiroit plus de majesté dans la figure d’un Homme-Dieu qui commande à la Nature, et que les Auteurs Sacrés ont dit le plus beau des enfans des hommes.
Nous examinâmes les autres productions du même Artiste. Apelle s’arrêta sur-tout auprès de son Achille secouru par Vulcain. Cette idée ingénieuse d’Homère lui parut rendue avec force et chaleur. L’opposition des élémens lui parut d’un effet piquant et pittoresque : mais il auroit désiré plus de noblesse et de fierté dans Achille.
Apelle venoit d’appercevoir le Tableau de M. Renaud sur l’éducation d’Achille par le Centaure Chiron ; il voulut l’examiner avec plus d’attention. Il y trouva des beautés dans le coloris, dans les effets de lumière ; mais un défaut d’ensemble entre la tête et le corps, tant pour l’âge que pour les proportions, et dans la cuisse un défaut de dessin et de perspective.
Le coloris de l’Andromède du même Artiste lui parut moins vrai que celui d’Achille. Il auroit voulu reconnoître plus clairement par les attitudes (13) 241 et l’expression des figures, si c’étoit le départ ou l’arrivée d’Andromède. Cependant il loua dans sa composition les effets produits par les grandes masses de lumière. Il trouva de la vigueur dans l’esquisse de Pirrhus qui tue Priam, et parut désirer que cette même vigueur fût conservée dans l’exécution. Cet Artiste, dit-il, encore incertain dans sa maniere, fait concevoir de lui les plus grandes espérances, si l’on réunit ensemble la composition du Tableau de Pirrhus, le coloris d’Achille et les effets de lumiere d’Andromède.
Nous apperçûmes de loin le Tableau de la Résurrection, par M. Suvée. Apelle y trouva de grandes beautés. Le corps du Christ lui parut bien dessiné ; il loua le dessin et la beauté de l’attitude dans le Soldat ; mais en général, me dit-il, la composition du Tableau n’est pas assez riche, et chaque figure est trop isolée. Il en est de même de la Fête à Palès dont les masses pourroient être plus liées. Ce Tableau renferme cependant de grandes beautés. Les figures de Femmes sont bien dessinées dans le goût Grec, et l’Homme qui est sur le devant ainsi (14) 242 que les Animaux, sont du plus grand effet.
Quel est, me dit ensuite Apelle, cet homme furieux qui lève un poignard sur le sein d’une femme ? C’est Virginius, prêt à poignarder sa fille pour lui sauver l’honneur et la liberté. Je n’aurois pas cru, dit-il, que c’étoit-là le pere de Virginie ; je l’aurois pris pour le Satellite d’un Tyran : aucune trace de la tendresse paternelle ne se découvre sur son visage. Si l’honneur conduisoit son bras, il n’en étoit pas moins père ; il auroit pu détourner la tête de l’objet que la main alloit frapper. Ces combats, cette opposition des sentiments de l’honneur et de la Nature, auroient rendu ce père infortuné bien plus intéressant. C’étoit un Romain, me dira-t-on ; nous autres Grecs, et vous François avec qui nous avons tant de ressemblance, nous concevons à peine une fermeté si barbare ; mais l’Artiste a composé pour des François. Peintres et Poëtes, me disoit-il, connoissez les moeurs de votre Nation et de votre siecle. Vos Auteurs Dramatiques n’ont-ils pas adouci quelquefois sur vos Théâtres cette (15) 243 férocité Romaine ? Le Peintre doit employer le même artifice que le Poëte, ne présenter au Spectateur que les objets qui peuvent le toucher, et dérober à la vue tout ce qui peut le révolter.
Il ajouta, les deux figures principales se seroient mieux contrastées, si l’Artiste eût évité la répétition des bras élevés en l’air. Apelle me demanda à qui devoit appartenir la main que l’on voit derrière Virginius. Sa position, dit-il, me paroît si équivoque que j’ignore et pourquoi et comment elle est là.
Le Tableau du zèle de Mathathias de M. l’Epicié n’arrêta qu’un moment l’attention d’Apelle. Il le trouva froid, sec, d’un ton jaune et d’une composition monotone par l’arrondissement des figures qui environnent Mathathias. Je voulus lui faire observer la vérité qui règne dans ses petits Tableaux. Jeune homme, me dit-il, c’est bien-là la Nature ; mais si vous avez de grandes idées, si vous aspirez à la gloire des Grecs, vous pouvez faire un meilleur choix : ne vous attachez point à l’imitation servile de ce que les objets réels ont de défectueux. Cependant quand on traite ce (16) 244 genre comme cet Artiste, on n’est pas sans mérite: mais qu’il se souvienne que lorsque Teniers voulut peindre l’Histoire, il se trouva au-dessous du médiocre.
Apelle passa bientôt à l’examen du Tableau de Henri IV et Sulli ; par M. le Barbier l’aîné. Son Siége de Beauvais qui parut, il y a deux ans, me fit espérer que cet Artiste obtiendroit les suffrages d’Apelle. Il trouva que le fond du Tableau faisoit tort aux figures ; qu’elles auroient produit plus d’effet, s’il eût supposé derrière elles un massif de feuillage. Il le loua d’avoir conservé le lieu de la scène suivant la vérité de l’Histoire. Il approuva la correction du dessin, et l’extrême fini du Tableau qu’il regretta de ne pas voir de plus près, ainsi que celui du Duc de Guise chez le Président du Harlai, par M. Beaufort ; il le trouva placé trop haut, vû la grandeur des figures ; cependant il aperçut dans la tête du Duc un caractère hautain, et l’expression d’un Chef de Révoltés. Les Académies et autres dessins de M. le Barbier lui parurent de la plus grande beauté : il y retrouva le goût et la correction de l’Antique. (17) 245 Le Frappement du Rocher, de M. Jollain, lui parut froid; mais non pas sans mérite ; la figure de Moïse un peu courte et pas assez noble.
Ses yeux ne s’attachèrent pas lontems sur la Naissance de Louis XIII, par M. Taillasson. Il en trouva les figures bien groupées. Mais Marie de Médicis lui parut sans noblesse et sans expression.
Les Artistes devroient-ils entreprendre de traiter des Sujets où de grands Hommes, avant eux ont déployé toutes les richesses de leur Art ? Cependant M. Taillasson n’a pas craint de faire la Naissance de Louis XIII, après le chef d’œuvre admirable de Rubens. Qui ne connoît, surtout, l’expression vive et animée de sa Marie de Médicis, dans laquelle on voit distinctement la joie d’avoir mis au monde un Dauphin, et les suites marquées des douleurs de l’enfantement ? On peut faire le même reproche à M. de la Grenée le jeune, d’avoir fait, après Raphaël, S. Jean dans le Désert. Quel Auteur Dramatique oseroit tenter de faire le Cid ou Cinna après Corneille ; Phèdre ou Iphigénie après Racine ? N’est-il pas de la prudence (18) 245 des Peintres comme des Poetes d’abandonner ces sortes de sujets, où la comparaison seule peut les faire échouer ou nuire à leurs succès ?
Quand nous en fûmes au Sacrifice de Noé, par M. Taraval, Apelle demanda, quelle est cette mere barbare qui va présenter son fils à l’Autel pour être égorgé ? C’est ici, lui répondis-je, le Sacrifice d’un de nos Patriarches qui présente au Créateur du monde le sang des animaux ; mais ses mains ne furent jamais souillées de sang humain. Une mere, me dit-il, pourroit craindre que cet enfant qu’on élève à l’Autel ne soit la victime destinée au sacrifice. Malgré cette méprise, il loua dans ce Tableau le mérite du destin et du coloris.
Nous vîmes alors beaucoup de personnes fixer les yeux sur le Tableau de M. Robin, dont le sujet est Jesus-Christ qui répand la Foi par le Ministère des Apôtres. Chacun le prie pour la Transfiguration. Ce Tableau, dit Apelle, seroit composé d’une grande maniere, s’il étoit fini, si le sujet en étoit clair et rendu clairement.
Le Printems de M.Vanloo, l’Autom- (19) 247 ne de M. de la Grenée le jeune, fatiguèrent les yeux d’Apelle ; l’un, par l’opposition heurtée des couleurs, la petitesse des masses et le peu d’accord avec le fond; l’autre, par un trop grand nombre de grouppes dispersés mal-à-propos qui, divisant la vue en plusieurs rayons, l’empêchent de s’attacher au sujet principal. Les petits Tableaux de M. de la Grenée lui parurent bien dessinés ; mais trop couleur de rose.
Il vit avec le plus grand plaisir les productions de M. Vernet. Il admira dans toutes les parties qui composent ses Tableaux l’étendue de son génie et la beauté de l’exécution. Il loua l’émulation qu’il avoir inspirée à MM. Nivard, Hue et Marne qui marchent avec succès sur les traces de ce grand Artiste. Il trouva les Animaux de M. Marne peints largement, avec chaleur et d’une touche spirituelle.
Il passa rapidement sur un grand nombre de petits Tableaux. Il admira les draperies de M. Roslin, et condamna toutes ses têtes. Celles de M. Duplessis lui plurent davantage. Il trouva dans la vue de la Halle de M. (20) 248 Bucourt, et dans ses autres petits Tableaux, la vérité de ceux de Teniers une grande maniere, des effets de lumiere piquans et bien entendus. Il trouva de la vigueur et du mouvement dans les productions de M. CasaNova ; un heureux choix, une belle exécution dans celles de M. Robert, ainsi que dans celles de M. Clerisseau qui sont à peu près dans le même genre ; et dans M. Machy des effets piquans, beaucoup de vérité dans les details, une grande intelligence des ombres et des lumières. Il vit avec avec plaisir son Clair de Lune, fait conjointement avec M. Hue ; quoique la Lune n’ait pas assez de lumière pour le reflet qu’elle produit dans l’eau. Voilà, dit Apelle, un bel effet sans cause.
Il ne désapprouva point la réunion des Talens de plusieurs Artistes, lorsqu’ils pouvoient, par l’intelligence des teintes et par le concours des différentes parties, former un ensemble harmonieux qui parût être l’Ouvrage d’une seule main. Le célèbre Rubens employoit Wildens et Vanuden à faire ses Paysages, et Snyders à peindre ses Animaux.
Parmi les Ouvrages du second or- (21) 249 dre, Apelle ne se lassa point d’admirer le morceau de Réception de M Sauvage, dans lequel il remarqua une touche hardie et sûre ; je n’y vois pas de couleurs, dit-il, mais la Nature dans sa plus grande vérité. M. Pigalle croira retrouver sur cette table son enfant à la cage. Zeuxis, dit on voulut tirer le rideau de Parrhasius d’Ephèse. Moi-même je serois prêt à lever ce tapis. Un Soldat croiroit pouvoir s’armer ici d’un calque et d’un bouclier. L’Artiste est arrivé dans ce genre au dernier degré de la perfection. Que n’essaye t-on de rendre avec autant de soin la Nature vivante dont vous vous éloignez de plus en plus par le faux brillant et le defaut de vérité dans le coloris ? Apelle s’écria cependant, voilà de la chair, en voyant un des portraits de M. David.
Mais dans ce Temple des Arts, parmi des productions d’un grand mérite, il fut étonné d’y trouver Herminie sous les Armes de Clorinde ; Jesus-Christ chez le Pharisien ; les petits Tableaux de MM. Martin, Guérin et ceux de M. Wille à qui l’on reproche depuis long-tems la petitesse des (22) 260 bras dans ses figures. Je crus devoir alors délasser Apelle y en lui montrant les productions de nos Femmes. Grand Homme, lui dis-je, un Sexe né pour plaire vient associer parmi nous les talens à la beauté; les Ouvrages de nos Femmes attirent ici les regards du Public. Leur renommée, me dit-il, est déjà parvenue jusqu’au Temple du Dieu des Arts. N’enviez rien aux Grecs, vous ai-je dit ; nous avons eû des Corinnes et des Saphos ; nos femmes ont touché la Lyre et donné des leçons de Philosophie. Vous avez eu tous ces avantages, et vous avez encore celui de voir la Palette et les Pinceaux entre les mains des Grâces.
Le Tableau de la Paix ramenant l’abondance, par Madame le Brun, frappa ses regards par la fraîcheur de son coloris; il le trouva d’une invention heureuse, d’une exécution charmante ; mais d’une touche un peu molle. Le Portrait de l’Artiste plein degraces [sic] et d’agrémens, lui parut travaillé d’une maniere plus ferme. Il l’examina long-tems, et dit en souriant: “la Peinture est ici la Dame” d’atour de la beauté; elle prend soin de la parer avec tout l’art de (23) 261 la coquetterie la plus séduisante; mais l’Art est de le cacher. » Il trouva dans ce Tableau un Ciel trop bleu, un blanc trop crud, et des lumieres trop pâles. Il ne put donner aucun éloge au Portrait de la Reine, que chacun trouvoit au-dessous du modèle.
Il examina ensuite la Vénus liant les ailes de L’Amour, et celle qui prête sa ceinture à Junon. L’Artiste, dit il, auroit dû réunir le coloris de l’une à l’élégance de l’autre, pour n’en former qu’une seule : autrefois j’ai rassemblé toutes les Beautés de la Grèce, et je n’ai peint que ma Vénus sortant des eaux. Cependant on ne peut qu’encourager les talens de cet Artiste agréable dont les défauts ne tiennent qu’au goût de votre Nation.
Les Ouvrages de Madame Guiard furent enfuite l’objet de son attention : il la trouva digne de paroître au milieu de nos plus célébres Artistes par un beau ton de couleur, un dessin correct et de bon goût autant que par une touche ferme et hardie qui paroit être au-dessus de son Sexe.
Près de quitter le Sallon, Apelle s’arrêta long-tems avec plaisir sur les (24) 262 Ouvrages de Madame Vallayer Coster ; il trouva le Tableau de Gibier avec des attributs de Chasse, fait d’une maniere large et facile. Les fleurs de son Vase d’Albâtre lui parurent fraîches, brillantes, agréables; elles ne pourront, dit-il, être surpassées que par celles de M. Van-Spaendonk, qui réunissent à toutes ces qualités une touche plus fière et plus hardie, plus d’élégance et de variété.
Encouragez vos femmes par des distinctions flatteuses, me dit Apelle ; qu’elles soient admises dans vos Lycées; elles seront vos Emules, et vous les verrez souvent vous égaler. Les beaux Arts sont faits pour les grâces de leur Sexe ; la Peinture, sur-tout, à laquelle une certaine grâce doit être particulière ; c’est par cette qualité précieuse que je me suis distingué de tous les Grecs, comme Raphaël des Modernes.
Nous allions sortir; mais la Sculpture fixa encore les regards d’Apelle. Il trouva que nous avions fait plus de progrès dans cette partie que dans la Peinture : il conçut même l’espérance de nous voir un jour approcher de l’Antique. Il fut frappé de l’attitude et de (25) 263 l’expression de la Tête de Molière, de la noble simplicité de la Fontaine, de l’esprit répandu dans la figure de Montesquieu, de la beauté de sa draperie, de l’élégance du Piédestal de Henri IV, de la noblesse des attitudes et de la ressemblance des Portraits de M. Houdon ; les Elémens rendant hommage à l’Amitié, lui parurent pleins de grâces et de bon goût.
Il s’arrêta quelques momens sur la Gravure, qu’il trouva portée à un grand point de perfection, et dont l’utilité lui parut admirable. C’est elle, me dit-il, qui sert à multiplier dans tous les siècles et dans tous les lieux les Productions des Grands Artistes ; comme l’Imprimerie, celles des Grands Ecrivains. Faute de ces deux inventions aussi utiles, combien d’Ouvrages célèbres, le tems n’a-t-il pas consumés ? De combien de richesses ne seriez-vous pas possesseurs, si les Anciens avoient eu l’Art de vous les transmettre ? Cet avantage appartenoit à vous, et c’est ainsi que vous pourrez laisser à vos Neveu un immense héritage. Il loua beaucoup les Gravures de MM. de Launay, Moreau, Henriquez, et autres. Il n’y défiroit point de couleur, mais il croyoit (26) 264 les voir. Il douta qu’on pût porter plus loin la perfection de cet Art. Il craignit même qu’à force de rendre le Burin agréable aux yeux, on n’affoiblît peut-être un jour l’effet piquant et pittoresque de certains Tableaux qui ne peuvent être bien rendus que par une touche plus heurtée qu’adoucie.
Je suivis encore Apelle, en lui marquant ma reconnoissance pour les instructions que j’avois reçues de lui. Jeune Homme, me dit-il, vous pouvez recueillir de tous ces Ouvrages des leçons utiles. Etudiez-les, mais avec discrétion. Evitez le faux brillant qui éblouit et offusque les yeux. Attachez-vous à l’imitation de la Nature dans sa plus belle simplicité. Je retourne vers le Dieu qui m’a député vers vous ; mais mon Génie va présider ici au destin de la Peinture. Un Roi sage et bienfaisant la protège ; elle va renaître plus brillante, et vos Artistes pourront peut-être encore, comme les Grecs, servir de modèles aux autres Nations et à la Postérité: Après ces derniers mots, il disparut.
FIN